Les “gros mots” de Jean-Paul Pelras
Les prudents sont dangereux car ils sont nombreux. Ils murmurent ce qu’ils veulent entendre, vous reprochent toujours de n’être pas plus loin alors qu’ils n’ont jamais pris le moindre train. Ils vous accusent de ne pas en avoir assez fait alors qu’ils n’ont jamais quitté le quai.
Les prudents promettent de vous aider, promis, juré, craché, de vous écrire, de vous rappeler, de faire tout ce qu’ils peuvent pour vous sauver tout en gardant une main sur la bouée pendant que vous sombrez. Parce qu’on ne sait jamais !
Les prudents n’applaudissent pas les premiers pour ne pas se faire remarquer, pour ne pas se tromper, pour être sûr que leur avis est aussi celui de la majorité. De la même façon, ils attendent avant de huer, d’accuser, de condamner. Car ils ne veulent surtout pas endosser seuls le poids de l’éventuelle erreur, celui des responsabilités.
Brel disait «Les hommes prudents sont des infirmes». Pire, ils sont amputés de cette part consubstantielle de dignité qui fait d’eux des hommes libres. Les prudents sont partout, bienveillants, dociles et redoutables à la fois. Vous croyez les connaître, mais ils vous laissent assis dans le vide quand la collision a lieu entre ce que nous sommes et ce que d’autres voudraient que l’on soit.
Les prudents n’osent pas, ils attendent. Un peu comme si, pour être arrivé, il fallait ne jamais être parti. Ils vous observent, un peu comme si, victime de l’abus, vous étiez devenu l’alibi. Les prudents trottinent derrière les mots toujours en apostille du déni, ces mots qui dérangent ceux qui s’arrangent quand nos sociétés s’accommodent, en haussant les omoplates, du sort des sacrifiés. Quand leur silence assourdissant révèle ce que les hommes perdent dès qu’ils sont contraints de négocier.
Les prudents ne gagnent jamais, ils se contentent de participer. Ils vivent heureux car ils vivent cachés. Mais ils n’hésitent jamais, toujours embusqués entre la fenêtre et le volet, à parler de ceux qui osent se montrer. Les prudents se méfient de la vérité, car elle peut parfois décevoir. Ils lui préfèrent le doute, car il permet de surseoir.
Les prudents ne déclinent jamais leur identité. Pour exister, ils se contentent de l’anonymat, pour s’indigner ils comptent sur celui qui les représentera, pour se battre ils préfèrent la procuration, pour vaincre ils sont prêts à accepter la contrition.
Les prudents n’abandonnent jamais. Ils sont les fanatiques du silence, les coupeurs de virgule en 4, les vertueux, les raisonnables, les circonspects, les délicats. Ils sont ceux qui, par-dessus l’épaule des autres, chuchotent le mode d’emploi. Quelque part, à l’abri du regard d’autres prudents, ils espèrent et disparaissent dans les nuances d’un monde qui, tout aussi prudent, les oubliera.
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