D’une rive à l’autre de la Méditerranée
Boualem,
Si je me permets de vous appeler par votre prénom, c’est car nous venons tous les deux de là, de cette Méditerranée qui nous valut d’obtenir un prix littéraire éponyme, pour lequel vous avez décroché le grade supérieur, alors que, étant le local de l’étape, je fus gratifié de l’échelon subalterne. Cette Méditerranée dont nous avons, l’un et l’autre, hérité des rides creusées par la lumière pulvérulente et le soleil qui tambourine, par le temps qui passe ou, allez savoir, par celui qui doit encore passer.
Autre point commun, comme vous, j’ai connu, sans aucune mesure avec l’épreuve que vous traversez, voilà plus de 30 ans et pendant 15 jours seulement, la privation de liberté. Depuis, il ne se passe plus une journée sans qu’affleure cette période et, plus particulièrement, le moment où “ils” sont venus me chercher. Cet instant précis où l’on se retrouve assis dans le vide quand la collision a lieu entre ce que nous sommes et ce que d’autres veulent que l’on soit.
Ensuite, finalement, tout n’est que routine et résistance. Comme Meursault dans “L’étranger” de Camus, «l’on finit par ne plus s’ennuyer du tout à partir de l’instant où l’on apprend à se souvenir». Se souvenir et se demander de quel malentendu sommes-nous coupables. Comme vous, aujourd’hui, à Alger. Comme Nasrin Sotoudeh hier à Téhéran condamnée à subir 148 coups de fouet pour avoir soutenu des jeunes filles dévoilées dans la rue Enghelab, loin des salons où l’on cause et où intellectuels et politiciens sont, depuis, passés bien plus de 148 fois à autre chose.
L’écriture est une petite malédiction dont on ne peut se dépêtrer. Et voilà qu’elle devient une entreprise hasardeuse, où chaque mot appelle un cri, où chaque cri est réduit au silence car la vérité peut aussi décevoir ceux qui ont pris l’habitude de la manipuler. Une vérité que vous avez dangereusement et courageusement côtoyé dans “Le serment des barbares” et dans “Le village de l’Allemand”. Une vérité qui vous honore et déshonore ceux qui, aujourd’hui, emprisonnent les écrivains car ils osent migrer de la fiction vers la réalité. Un peu comme si, pour être arrivé, il fallait ne jamais être parti. Un peu comme si, victime de l’abus, vous en étiez devenu l’alibi.
Alors, bien sûr, la politique de ceux qui préfèrent «ne pas voter» en faveur de votre libération trouvera toujours, ici ou ailleurs, ses mots à dire, mais ce sont des mots qui ne trottineront jamais dans les livres. Car ce sont, derrière le bruit des trousseaux, ceux du déni et de la honte, là où nos sociétés s’accommodent, en haussant les omoplates, du sort des sacrifiés.
Devez-vous, à ce titre, douter de la loyauté des dirigeants et des intellectuels ? Peut-être car, comme souvent, le contexte divise. Il se dilue, pour certains, derrière les bénéfices du doute. Pour d’autres, devant le miroir des illusions et, pour quelques-uns, dans cette part consubstantielle d’opportunisme qui pourrait, in fine, faire le jeu des Nations.
Voilà, Boualem Sansal, où vous en êtes depuis votre prison, écouté certainement, entendu beaucoup moins. Quand le silence assourdissant, qui assombrit depuis bientôt 7 mois chaque jour un peu plus les rives de notre Méditerranée, révèle ce que les hommes perdent quand ils sont contraints de négocier.
Reste le murmure que les dictatures ne peuvent apaiser. Ce murmure qui sourd des consciences et va encore, espérons-le, s’amplifier, sans bornes ni délais, pour obtenir votre liberté.
Jean-Paul Pelras
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